Si l’on devait démontrer la complexité des langues vivantes et celle particulièrement du français, il serait judicieux de choisir le mot « fille ». Quel mot ambigu, polysémique, plein de demi-tons, aux couleurs changeantes selon le contexte ! D’abord simple filia, opposé à filius : c’est l’enfant de sexe féminin, c’est le sens de la filiation. À ce sens d’origine s’accrochent toutes les valeurs positives liées à la descendance. « Je l’aime comme ma fille », donc d’un amour absolu. La France serait « fille aînée de l’Église », mériterait tous les égards d’une nation précocement bénie.
La petite fille est une enfant, une femme en devenir. Elle peut être petite fille modèle, fillette ou franchement « fifille » quand ses caractéristiques très (trop ?) féminines agacent. Mais qu’elle prenne garde de ne pas devenir vieille fille ! Si aucun amoureux ne lui fait la cour, elle sera laissée comme une vieille chaussette sur le bord de la route de la vie. À moins qu’elle ne prenne le voile et décide de rejoindre une congrégation religieuse exclusivement féminine : Fille de la Charité ou Fille du Calvaire.
Mais qu’elle prenne garde aussi de ne pas trouver trop tôt un amoureux trop entreprenant, dont les ardeurs mal contrôlées pourraient la transformer en fille-mère, déshonorée à jamais. Et l’on tombe bien vite de fille-mère à fille perdue, puisque l’opinion publique ne fait pas de cadeau. Elle a perdu son honneur, elle s’est perdue dans la volupté de la chair, elle a perdu son sens moral, elle est une cause perdue pour les prêtres : son âme ne pourra plus accéder au salut.
Alors la fille perdue pourrait choisir de devenir fille de joie. Une joie qu’elle prodigue aux hommes plus qu’elle n’en profite elle-même. Le mot « fille » recèle un danger – peut-être celui de ne pas devenir femme ou de ne pas accéder au statut de dame.
Pourtant, le mot garde aujourd’hui, pour les femmes elles-mêmes, une puissance d’évocation et une force mobilisatrice. « Allez les filles », « on se fait un dîner de filles », « les filles au pouvoir »… toutes ces expressions prennent une coloration très différente si vous parlez de « femme » et non de « fille ». Pourquoi ? Le mot « fille » évoque une féminité plus libre, plus irrévérencieuse, plus énergique que « femme ». C’est l’évocation plus ou moins consciente de l’enfant indisciplinée. C’est une féminité moins domptée par les codes imposés, une féminité plus primitive, plus fière aussi.
Illustration : Inès, fille de 8 ans – Wikipedia – © Alvesgaspar GNU Free Documentation License