Une entreprise improbable

Dans un article publié par Libération le 13 septembre 2012, Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, écrit : « Mon ministère est celui de la troisième génération des droits des femmes, il doit travailler sur les mentalités. » Lors du lancement du cycle de l’École des femmes, en mars 2011, Pierrre Cohen-Tanugi, directeur de l’Institut de l’École normale supérieure, et moi-même n’avions pas une idée aussi claire de l’enjeu. Les entreprises qui se sont engagées dans l’aventure en devenir et choisi chacune deux cadres dirigeantes non plus, semble-t-il.
Qu’elles soient remerciées ici : le groupe Caisse des dépôts, GDF SUEZ, JWT, Lafarge, L’Oréal, LVMH, McCann, Pernod-Ricard, Pôle emploi, SGD, la Société générale. Ces femmes, de 30 à 60 ans, occupant des fonctions allant de directrice des ressources humaines à directrice juridique, de directrice générale à directrice financière, directrice de la formation ou du marketing… se sont réunies une fois par mois autour d’une philosophe, d’un sociologue, d’un géographe, d’une psychanalyste, d’une neurologue, d’une journaliste, de réprésentant(e)s d’associations… que je salue ici.
Geneviève Fraisse, Jean-Claude Kaufmann, Catherine Vanier, Pierre Bergel, François de Singly, Caroline Ibos ou Camille Froidevaux-Metterie (voir ici la liste complète des intervenants) ont évoqué la condition des femmes contemporaines, en France et ailleurs, en Algérie par exemple ou en Afrique de l’Ouest.
Dans le même temps, il revenait à chacune des participantes de choisir à sa guise un mot à définir pour y poser un regard nouveau, sans s’interdire aucune thématique, avant de le soumettre au groupe pour en discuter, amender ou peaufiner le travail. Pourquoi un dictionnaire de l’École des femmes ? Pour quoi faire ?
Elles ont réussi, elles. De fait, elles ont en commun d’occuper dans leurs entreprises des postes dits « à responsabilités » et, à ce titre, une certaine place dans la cité et une capacité évidente à faire évoluer les « mentalités » dont parle Najat Vallaud-Belkacem. Cadres dirigeantes, elles sont la preuve des changements opérés et de la libération des femmes. Alors, de quoi se mêlent-elles ? Quelle mouche les pique ?
C’est que l’une veut « mettre en lumière », « sensibiliser aux petites choses de tous les jours, subtiles ». L’autre veut « transmettre à ses enfants un éclairage sur la condition féminine et les contradictions de l’époque ». Une troisième souhaite mettre en avant la « fragilité des acquis » et « faire réfléchir ». La quatrième aimerait « interpeller », « faire écho », sur un ton humoristique. Une cinquième attire l’attention sur le « vécu quotidien ». Une autre encore aspire à témoigner de la « situation des femmes dans l’entreprise ». Une septième parle de « droit d’inventaire ».
Une autre de « rapport d’étonnement ». Il est question aussi de « mesurer le cheminement », « le temps pour évoluer ». Enfin, une voix évoque les formes de « la discrimination qui pèse sur les cadres dirigeantes ». « Féministe » aujourd’hui « n’est plus un gros mot »
Il s’agit donc de « transmettre » aux plus jeunes ces regards et ces questions, de les partager aussi pour sensibiliser l’ensemble des acteurs sociaux. Si des avancées ont eu lieu, l’égalité reste un enjeu, y compris dans les sociétés occidentales contemporaines. On n’y est pas ! De fait, tout n’est pas rose… Moins visibles mais plus pernicieuses, les inégalités et les discriminations mais aussi les violences subsistent. Les « mentalités » n’évoluent pas si vite qu’on veut bien le dire. Les stéréotypes ont la vie dure. Il y a donc du pain sur la planche pour les femmes et les hommes qui veulent les faire changer, supprimer les injustices et faire entendre la raison ou même, tout simplement, se faire respecter, dans l’espace privé et public.
Les lecteurs trouveront dans ces pages trois types de mots :
– Les mots associés à la condition féminine, telle qu’elle s’est figée depuis le xixe siècle notamment. Ces mots renvoient à des situations vécues au quotidien par les femmes, dans les entreprises comme dans la famille ou dans la sphère politique, comme « culpabilité » ou « perfectionnisme » ;
– Les stéréotypes, idées reçues, représentations, clichés et préjugés, qui continuent de circuler. Ils pèsent lourdement sur les femmes, au mépris des réalisations ou même du simple droit des femmes, du mot « hystérie » à « coiffeuse », mais certains peuvent être des armes subversives comme « sac à main » ou « talon » ;
– Les mots enfin qui posent des questions et font débat comme « voile », « parité », « quotas », « virilité » ou « discrimination posivive ». Ils agitent l’époque et méritent réflexion, sans forcément conclure.
Ils y trouveront également quelques portraits de femmes, d’hier et d’aujourd’hui, emblématiques par leur combat, leurs œuvres. La fameuse « domination masculine » mise en lumière par Pierre Bourdieu n’a jamais été parfaite, heureusement ! Jeanne d’Arc y côtoie Simone Weil, Ornella Fallaci, Elsa Triolet ou encore Patti Smith, Virginia Woolf ou Françoise Héritier…
Dans tous les cas, pour sensibiliser, interpeller ou transmettre en faisant valoir la condition des femmes en France, l’impertinence et la légèreté ont été jugées plus efficaces. Le ton choisi est celui de l’humour, hommage à Molière, qui sut ridiculiser les travers de son temps comme personne. Il fut l’un des premiers à rendre justice aux servantes de ces fous de maîtres, du malade imaginaire à l’avare, en passant par le bourgeois gentilhomme ou ce sinistre Arnolfe de L’École des femmes. Aveuglé par sa haine des femmes, confondant amour et soumission. Il y perd tout.
Chaque fois, chez Molière, l’intelligence, la générosité et le bon sens sont du côté de ces femmes, dominées, humiliées, battues parfois, mais jamais soumises. Elles ne restent pas coites. Elles prennent la parole. Les définitions retenues ne se cachent pas d’être de parti pris, assumé. Ce dictionnaire est donc à effeuiller, au gré des moments et des humeurs, à partager et à discuter… dans un esprit de solidarité, essentielle à toute avancée des mentalités.
D’ailleurs, après avoir accompagné ce groupe de femmes trois années durant, si je ne devais retenir qu’un mot, je choisirais celui-ci : SOLIDARITÉ. À l’heure où les entreprises sont en quête de la fameuse « intelligence collective », de « l’engagement » ou du « co-développement managérial », je crois pouvoir dire que c’est possible. Il me semble avoir vécu grâce à elles une expérience professionnelle et personnelle exceptionnelle. En effet, chacune a choisi ses définitions, les a écrites puis soumises à la discussion en acceptant toujours de bonne grâce le débat, les objections, les modifications. Il a fallu faire et défaire, refaire, sans se décourager, supprimer des mots, en ajouter d’autres… Le travail était exigeant.
Si je pouvais choisir un deuxième mot résumant cette expérience, ce serait TACT. Il en faut en effet pour réaliser ce travail difficile, sans user de son statut hiérarchique ou du prestige de son entreprise pour s’imposer, d’exprimer son désaccord ou de proposer des modifications sans vexer, pour accueillir et écouter des intervenant(e)s qui vont à l’encontre de vos idées ou de vos convictions, voire de vos préjugés.
Enfin, le troisième et dernier mot qui me semble illustrer ces trois années est : LIBERTÉ. Découvrant la philosophie en terminale, j’avais l’idée que le savoir était la condition de la liberté. Du reste, comme le rappelle volontiers Françoise Héritier, et comme nous l’a montré l’historienne Yannick Ripa, les femmes en sont exclues aujourd’hui encore dans bien des pays du globe. Ce n’est pas un hasard ! Ce premier cycle de l’École des femmes m’en a fourni la preuve tangible. Ces femmes m’ont impressionnée souvent, émue aussi, sans oublier les fous rires ni les traits d’humour, par leur liberté de pensée et de parole.
En conséquence, je propose, pour conclure, de modifier légèrement notre devise nationale : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, SOLIDARITÉ !

Catherine Blondel-Coustaud

Directrice scientifique de l’École des femmes