Sensible, fine, intelligente, belle et cultivée, cette philosophe et psychanalyste a marqué profondément la vie intellectuelle de son époque. Cette personnalité exceptionnelle a attiré à elle les plus grands penseurs et écrivains au point que ces rencontres ont plongé dans l’ombre sa production littéraire et poétique. Si elle a su faire advenir à eux-mêmes les plus grands, elle ne s’est jamais perdue de vue, poursuivant une carrière et une spiritualité marquée par la recherche de l’unité et de l’harmonie.
À 20 ans, elle rencontre Nietzsche. Il dira devoir à « la jeune Russe » le plus beau rêve de sa vie. Il admirait son égoïsme animal, sa parfaite autonomie au point de lui reprocher de n’être fidèle qu’à elle-même. En ne donnant pas suite à sa demande en mariage, elle dira l’avoir préservé des « petits bonheurs » dont on ne fait pas les grandes œuvres. Zarathoustra verra alors le jour…
Elle trouvera l’instrument de sa liberté dans le mariage singulier qu’elle contracte avec l’iraniste Andreas à qui elle fait promettre de ne jamais le consommer. Elle peut alors mener sa vie à sa guise et se consacrer à une activité de journaliste et chroniqueuse.
À 37 ans, elle rencontre Rilke au théâtre. Il n’est pas encore le poète reconnu qu’elle contribuera à faire advenir. Elle le subjugue et ils se reconnaissent.
Rilke lui dédiera un des plus beaux poèmes d’amour jamais écrits :
« Éteins mes yeux : je te verrai encore
Bouche-moi les oreilles : je t’entendrai encore
Sans pieds, je marcherai vers toi
Sans bouche, je t’invoquerai encore
Coupe-moi les bras : je te saisirai
Avec mon cœur comme avec une main
Arrache-moi le cœur et mon cerveau battra
Et si tu mets aussi le feu à mon cerveau
Je te porterai dans mon sang… »
Cette femme, posée, solidement ancrée dans la vie supportera de moins en moins les névroses créatrices de Rilke qui sont le terreau de son œuvre. Elle reprendra sa liberté mais ils continueront à entretenir une correspondance jusqu’à la mort de Rilke. À sa mort, Rilke écrira « demandez à Lou ce qui n’a pas été chez moi ; c’est la seule à le savoir ».
Ce n’est qu’à 50 ans qu’elle rencontrera Freud et lui demandera d’assister à ses conférences. On retrouve là encore sa soif de comprendre et non de suivre. Elle a l’affront de lui exposer son souhait de participer aux conférences d’Adler en justifiant ainsi sa démarche : « Si je vous suis, je voudrais que ce soit en toute conscience. » Freud dira que cette femme profondément femme lui a fait toucher du doigt les aspects du féminin auquel il n’avait pas accès. Il l’appellera sa « compreneuse » par excellence.
« Compreneuse », solitaire, franc-tireuse, elle n’a appartenu à aucun mouvement. Nous lui devons sans aucun doute de nous avoir donné une des clés pour être l’égale des hommes sans y perdre notre identité. Elle a laissé une œuvre considérable, quantitativement autant que qualitativement. Paradoxalement, cette œuvre a été éclipsée par sa vie « colorée » pour l’époque et peu mise en valeur par les hommes qu’elle aura mis en lumière.