Homme, tout et partie

Aïssa Maïga

La comédienne Aïssa Maïga : être à la fois un homme et une femme.

Terme polysémique, qui désigne à la fois l’espèce humaine et le représentant masculin de celle-ci. Cette confusion n’est certes pas spécifique à l’espèce humaine : dans le langage courant, le canard, le lion, le pigeon… désignent également le tout et la partie masculine du tout. Quand un terme féminin désigne une espèce entière, il n’existe généralement pas de déclinaison masculine de ce terme (la tourterelle mâle demeure une tourterelle alors que l’homme femelle est bien une femme…).
Mais cette confusion n’a rien d’universel, le latin (qui distingue homo et vir) ou l’allemand (Mensch et Mann), par exemple, possèdent deux termes bien distincts pour désigner le tout et sa partie masculine. Cependant cette confusion est particulièrement lourde de conséquences dans la langue française.
L’homme – être humain – est également l’Homme – être doué de raison et doté d’un libre arbitre depuis l’époque des Lumières, l’Homme – sujet qui, depuis la Révolution, dispose de droits inaliénables – ou encore l’Homme – homo œconomicus qui, depuis le XIXe siècle, agit rationnellement pour maximiser son utilité sous contrainte. L’homme n’est donc pas seulement le tout (le genre humain) et sa partie (le masculin) ; il est également l’être pensant, le sujet politique ou le décideur économique. Cet « homme » polysémique s’érige alors comme « maître-étalon » : longtemps maître, toujours étalon, mais surtout mètre-étalon par rapport auquel tout est mesuré, évalué et finalement jugé.
Face à l’homme « maître-étalon », comment définir alors la femme, cette part congrue, cette moitié escamotée de l’humanité ? Soit la femme est perçue comme l’Autre – et à ce titre, rejetée dans l’irrationnel, l’émotion, le naturel, privée de droits et de libertés, écartée de la sphère économique marchande. Soit la femme s’identifie à cet homme générique doué de raison, doté de libertés et porteur de décisions, mais alors avec le risque de s’identifier également à son incarnation masculine. Différentialisme ou universalisme : la femme ne peut pas se penser sans faire référence à l’homme, pour s’en différencier ou s’identifier à lui.
Penser la condition féminine, c’est penser la condition féminine par rapport à une norme très largement intériorisée qui repose sur la confusion engendrée par la polysémie du terme « homme », qui mêle attributs universels et caractéristiques masculines. Comment s’affranchir de cette norme ? Il faudrait sans doute s’affranchir des mots existants pour créer un langage neuf, dénué d’ambiguïtés… ce qu’aucun langage n’est !
Ce qui est sûr, c’est que les mots à notre disposition ne suffisent pas : pour prendre l’exemple des droits de l’homme, proclamer les droits de la femme, c’est s’enfermer dans le particularisme ; revendiquer des « droits humains », empruntés à la culture anglo-saxonne, c’est oublier qu’il y a bien un sujet titulaire de ces droits ; les « droits de la personne », autre expression parfois utilisée, ne sont finalement les droits de personne (la personne n’étant jamais qu’un masque)… Finalement, ce sont bien les droits de l’homme qui semblent l’expression la plus juste.
Pour éviter l’aporie et pour tenter d’échapper à cette polysémie dont souffrent les femmes, la seule solution – bien imparfaite, c’est certain – pourrait être de distinguer soigneusement et systématiquement l’homme et l’Homme, distinction typographique bien utile à l’écrit, mais qui peut servir à asseoir une distinction de sens peut-être un jour performative, si elle est partagée, comprise et revendiquée par tous. Si homme et Homme sont traités comme deux mots différents, je peux alors affirmer sans ciller que je suis à la fois un Homme et une femme.
Le dictionnaire devrait donc comporter deux entrées distinctes :
– Homme (nom neutre) : sujet pensant, disposant de droits et de devoirs et capable de prendre des décisions rationnelles.
– Homme (nom masculin) : représentant masculin de l’espèce humaine, désignant par extension l’ensemble de l’espèce.

Illustration : Maïssa Aïga – Wikipedia – © Mireille Ampilhac – Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license.


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