Insulte suprême délivrée en cas de non adéquation au système scolaire (cf. « Tu vas finir coiffeuse »). Le geste est professionnel et l’écoute active. Depuis plus de vingt ans, Odile reçoit dans son salon de quartier ceux et celles qui veulent le bonheur à petit prix. Le métier d’Odile : coiffeuse. Un métier de passion, dit-elle, quand on l’interroge.
Chaque jour, Odile vous accueille d’un « bonjour » joyeux et personnalisé, saisit votre manteau, propose un café, vous ceinture énergiquement d’un tablier avant de vous acheminer au bac des shampoings et démêlants ; haut lieu de détente neuronale, de pensées contemplatives ou de brèves très ordinaires.
Pendant ce temps, Odile virevolte dans son salon accomplissant un numéro de voltige quotidien. Odile se lance d’un fauteuil à l’autre sans jamais rien perdre de son agilité, le poignet souple, les doigts frétillants, la voici tendue au-dessus de nos têtes, les bras arrondis en forme de guirlande comme une belle écuyère. Transformiste, Odile joue du ciseau, pose la couleur, nuance les tonalités pour mieux saisir la lumière, métamorphose sous sa main… le temps d’un éclat éphémère toujours bon pour le moral.
Odile écoute aussi, intensément. De cette écoute qui soulage, vous entoure, prend soin de vous. Madame Bouly l’a bien compris, dont le rendez-vous hebdomadaire constitue la seule sortie. Monsieur de la Trémoille aime le café serré et la mèche légèrement crantée. Un rien vintage. Roberta vient juste pour le réconfort et les harmonies hautes en couleur de ton. Nina aux cheveux incroyables recherche un air faussement sage.
Dominique passe toujours en coup de vent, le temps d’un brushing pour « executive ». Et tant d’autres, encore… Odile la virtuose accomplit inlassablement les gestes d’un métier ordinaire. De ces métiers ignorés, négligés, vilipendés par l’académie, souvent réservés aux malchanceux de l’école. Mais exercé avec prodigalité, ils transforment en profondeur, révèlent par le geste la beauté ordinaire, éclairent les embruns de nos vies, libèrent la parole en accompagnant l’armada des anonymes dans leur quête d’un bonheur furtif. L’intelligence de la main alliée à celle du cœur. Ainsi en est-il d’un art peu ordinaire pour des gens ordinaires.
À toutes les Odile, mon affection sincère.